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L'énergie c'est le lien

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TERRE DU CIEL N0 40
INCARNER L'UTOPIE
Juillet / Août 1997
ISSN 1156-8089
 
 
 

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Jean-Marc Eyssalet
Mont Sinaï

« L'ÉNERGIE C'EST LE LIEN »
 
entretien avec Jean-Marc EYSSALET
                                                                                                                                        
Depuis vingt-cinq ans et après avoir fait des études de médecine, Jean-Marc Eyssalet allie dans ses consultations, ses stages et ses recherches la médecine traditionnelle chinoise à une pédagogie du quotidien inspirée par le Chan et l'Advaïta Vedanta : il ne s'agit pas là d'un alliage étrange, mais bien d'une démarche, fondée sur une pensée non-duelle et marquée par le spontané.

 
Comment êtes-vous passé des études de médecine classique, et de la conception de l'homme et du corps qu'elles proposent, à la médecine chinoise, à la pensée taoïste et au corps énergétique ?
 
Je me suis d'abord posé des questions lorsque, coopérant au Cameroun, j'ai dû soigner des Africains avec les techniques de la médecine occidentale.  De retour en France, je me suis alors intéressé à l'acupuncture et en 1973, je me suis rendu en Chine, où j'ai découvert diverses pratiques de soins.  Ensuite j'ai travaillé avec des Chinois et des sinologues sur les textes canoniques de la médecine chinoise.
 
 
La plupart du temps, dans les pays occidentaux, on réduit la médecine chinoise à l'acupuncture.
 
En effet.  Pourtant, la médecine chinoise comporte une phytothérapie, une diététique précise et des exercices énergétiques (gymniques et respiratoires).  C'est surtout une autre vision de l'homme et du monde.  Pour ma part, mes maîtres sont liés à l'Advaïta Vedanta.  Alors que j'avais commencé à étudier l'acupuncture, j'ai suivi l'enseignement de Jean Klein.  Celui-ci m'a indiqué un lieu en Inde, Almora, dans l'Uttar Pradesh, où j'ai vécu pendant six mois dans une petite maison de bois.  Ce lieu était en fait une « colline inspirée », il avait vu passer de « grandes âmes » telles Gandhi et Krishnamurti, des chercheurs très divers tels Alan Ginsberg ou l'« anti-psychiatre» Ronald Laing, et tout près se trouvait l'ashram de Mâ Ananda Moyî où vivait un ancien médecin français qui avait « quitté le monde ».
 
Mon voisin, c'est-à-dire celui qui habitait la maison isolée suivante, était un ermite d'origine danoise âgé de plus de quatre-vingt-dix ans et qui avait reçu son nom d'initiation, Sunyata, de Ramana Maharshi à Tiruvannamalai.  Cet être totalement vacant et clair devint, selon l'expression du Chan, « un ami de bien ».  C'est lui qui m'a donné le premier livre publié sur l'enseignement de Nisargadatta Maharaj car il était un ami de Maurice Friedman qui avait organisé cette publication (1975).  Sunyata s'intitulait aussi Sri Wu Ji, soit à peu près « Monsieur WU », du chinois WU, « vide », « libre », « sans... », et il était arrivé en Inde cinquante-cinq ans plus tôt sur le conseil de Rabindranath Tagore, lequel avait ajouté : « Allez-y enseigner le silence... »
 
«We are always aware, Sunya...» était son Mantra reçu de Maharishi qui le considérait comme « the real born mystic », ainsi qu'il le confia à Paul Brunton.  Revenant vers Bombay, je suis passé par l'ashram de Mâ Ananda Moyî, à Bénarès, et j'y ai rencontré un grand pandit du tantrisme, Sri Gopinath Kaviraj, qui s'était retiré dans le silence.
 
À Bombay, j'ai rendu visite à Nisargadatta Maharaj et ce fut une rencontre déterminante.  Chez lui, j'ai trouvé ce qui me touche dans l'expression du taoïsme et même du Chan, c'est-à-dire un pouvoir d'actualiser et de renvoyer constamment à un « essentiel immédiat ».
 
Maharaj employait des mots et des expressions d'une originalité et d'une puissance qui soulignaient sa présence et ramenaient à la responsabilité d'être là.
 
Il vivait dans un quartier populaire imprégné de fortes odeurs, dans une petite maison familiale, et recevait les visiteurs dans une chambre modeste.  Chez lui défilaient les Occidentaux qui posaient des questions « existentielles », et les commerçants indiens du voisinage venaient chanter avec lui les louanges du Divin...
 
Un jour, j'ai posé à Maharaj une question sur les mantras et il m'a initié en m'en donnant un : ce fut la fin de tout questionnement sur ce plan et cela a constitué un lien très profond.  Tandis que dans certaines voies indiennes demeure une pensée à caractère parfois sélectif et volontariste comme l'est la pensée occidentale, j'ai trouvé chez Maharaj ce témoignage intense que tout est lié et que tout est extraordinairement vivant et libre, vide.

 
D'autres rencontres ont aussi compté dans votre vie et votre orientation spirituelle ?
 
C'est à la suite d'un grand deuil familial, à vingt-deux ans, que j'ai entrepris une démarche spirituelle.  Pour moi, l'« ami de bien » a été Jean Klein dont j'ai suivi l'enseignement, et je suis allé parfois écouter Krishnamurti à Saanen.
 
 
Souvent, lorsqu'on part en quête, on cherche des réponses, des explications...
 
Or rien ne peut répondre à notre questionnement ; rien en tant que forme, réponse spécifique, ne peut nous combler : nous sommes construits sur le manque, sur la carence, et ce manque apparaît, dans l'ignorance, la douleur et l'obscurité, comme le message exigeant de la toute-liberté, de la toute-disponibilité.  Tout est à transformer, tout est à lâcher, tout est à traverser.  Ainsi, rien - aucun fait, aucune forme mentale ni corporelle - ne peut donner de sens, n'a de signification ; le sens véritable, c'est qu'il n'y a aucune explication, aucune signification : il n'y a qu'être.  Donc tout ce à quoi nous donnons sens, tout ce qui nous permet des points d'appui pour notre raisonnement, notre sensation, notre action, ce sont des constructions culturelles.  Rien de tout cela n'a de réalité ultime, chercher, s'orienter cela veut dire écouter en profondeur, assister à tout ce qui se présente et aussi tenir compte à chaque instant du fait que tout ce qui apparaît et fixe la conscience est un piège de la conscience.  C'est le sens du DAO, la voie, dont l'énoncé se dénie lui-même : « La voie qu'on peut nommer n'est pas voie constante... ».
 
 
Pour beaucoup d'Occidentaux, le taoïsme se réduit à des figures de sages et de poètes solitaires, hantant les montagnes et chevauchant les nuées...
 
En Chine, on parle rarement de taoïsme, on dit plutôt religion populaire, avec tout ce que cette expression comporte de sens d'appartenance à un terroir et aussi de refus de séparer la spiritualité du quotidien.  Religion populaire, cela signifie tous les moyens habiles, à partir de la médecine, du chamanisme, de la relation à l'esprit de la nature, pour pouvoir écouter le corps et la nature comme des flux réparateurs, comme un livre sacré et un enseignement spontané.  Ainsi, la prééminence est accordée à la spontanéité, au mouvement naturel (ZI RAN), à commencer par celui qui se déroule maintenant, et dont le vécu du corps témoigne.  Dans cette tradition, le corps est un maître terme : non pas un corps-matière ni un « sac de peau », mais tout ce qui a forme (subtile ou dense) ; il s'agit donc aussi bien du corps tel que nous l'imaginons dans notre relation au monde que de nos pensées, de nos images et de nos émotions en ce qu'elles ont de formel.  On arrive ainsi à un dialogue corps / souffle, ce qui est très éloigné de notre dualisme psyché / soma. 

 
« Je » n'existe qu'à travers la relation ?
 
La relation est le concert des relations dont on prend conscience à chaque instant.  Les relations prévalent sur les formes et les organisent.  Ainsi, le monde - et toute forme - se révèle comme lieu où se rejoue l'ignorance (avec la peur, le désir, l'erreur) et lieu de l'enseignement.
 
Et cet enseignement par l'exploration de l'erreur, l'investigation, malgré les apparences d'une expression fragmentaire dans le vécu courant, garde toujours un caractère global, pose tous les problèmes et instantanément.
 
S'il y a une réponse, elle est dans une Écoute, un silence qui se creuse...
 
Ce qui est appelé taoïsme concerne avant tout l'orientation ultime (DAO) et le « mandat » (DE) à la source de la vie, ainsi que tous les niveaux du quotidien sans séparations ; il ne s'adresse ni à une élite, ni à des instants privilégiés ; c'est une responsabilité d'apparaître pleinement (DE) en direction de la source inconnue et orientante (DAO), responsabilité à chaque instant neuve, au-delà de toute « attitude spirituelle ».
 
Prenez par exemple le titre de l'ouvrage attribué à LAO ZI, le « DAO DE JING ».  Ce titre qu'on traduit le plus souvent par Le livre de la voie et de la vertu représente en lui-même un véritable enseignement.
 
JING signifie « livre classique », parfois même « ouvrage révélé ».
 
Mais ce caractère se traduit également par « trajectoire d'énergie », « méridien » : il désigne donc aussi les méridiens énergétiques qui jalonnent la surface du corps humain et qui expriment dynamiquement la relation intérieur - extérieur, soi-même et le monde en ajustement constant.
 
Les méridiens d'acupuncture n'appartiennent pas à la personne, mais à la relation entre elle et le monde reçu par elle.  Qu'il s'agisse du vécu spontané des méridiens orientés sur le corps (et qui déterminent, entre autres, sensorialité et motricité) ou du texte classique psalmodié et destiné à orienter l'intuition et l'esprit, dans les deux cas on désigne un fil conducteur essentiel, un mouvement d'ajustement qui concerne aussi bien la relation où s'accordent le corps et le monde que celle où se fécondent la parole et l'intuition silencieuse.
 
On examine ensuite le caractère DE dont la traduction consacrée par l'usage est la « vertu », comme la vertu d'une plante médicinale.
 
Le DE, c'est l'authentique agissant au coeur de nous-même, et nous donnant le pouvoir d'apparaître dans notre qualité spécifique d'être, qualité unique et mystérieuse qui contient toutes nos caractéristiques et les dépasse.  C'est au DE que nous laissons place dans la méditation et c'est le DE qui est notre lien au DAO.
 
Cet authentique « passage » a donc deux aspects définis par les deux sens (descente et remontée) :
 
- Dans la descente du DAO vers le courant de la vie (JING), le DE est le « vrai » et l'« efficace » qui nous donne la possibilité d'obtenir un « point de vue » (la conscience personnelle, un destin, une pensée, un terrain...).
 
- Dans la remontée du JING (parole sacrée, relation, méridien...) vers le DAO, le DE représente le renversement du regard et de l'écoute vers son lieu de surgissement.
 
Pensée unique qui retourne vers sa source, écoute et reddition totale, il opère en nous un désinvestissement radical où tout ce qui, qualifiable, semble prendre une forme séparée.
 
Inséparable de l'écoute, le DE - dans cette remontée du flux de la vie (JING) vers l'ultime (DAO) - paraît jouer un rôle proche de celui du témoin dans l'Advaïta Vedanta.
 
Dans les deux cas, celui de la conception d'un nouveau point de vue ou celui de l'exploration radicale du point de vue toujours nouveau, le DE est notre seul indice en direction du DAO et il est le lieu du passage.
 
Aucune chance donc d'accomplir une démarche intérieure en la fondant sur une dépersonnalisation ou l'identification à un « modèle ».  Le vécu personnel, à condition qu'on ne le fixe dans aucune des formes qui semblent le définir, est le passage obligé de l'écoute ; à chaque instant, il me renvoie à la qualité unique et efficace (DE) de ma réalité, ou réalité conçue par « Je ».
 
 
Par ailleurs, le caractère populaire du taoïsme vient d'une intuition surgissant du coeur des paysans, c'est une sagesse profonde, enracinée et ouverte au ciel, proposant d'abord toutes les conduites et les indications pratiques qui rendent la vie acceptable et bonne.  Cela consiste en une réparation constante de soi en tant que terrain indigent, soumis aux désirs, aux peurs et aux problèmes des ancêtres.  C'est une invitation à réparer l'être humain ordinaire, autant dire l'homme malade, c'est-à-dire désorienté, vivant cramponné sur lui seul.  Donc, les premières voies de réparation seront les voies de la vie : le respir, l'aliment, le mouvement, l'écoute du soleil levant et du soleil couchant, l'alternance entre activité et sommeil-repos, l'écoute des rêves, la fréquentation de la nature dans une attitude intérieure quasi liturgique...  Le sacré est dans le quotidien et les voies immédiates du sacré sont dans les mouvements du corps (le corps étant appréhendé non comme « paquet de cellules », mais comme antique élaboration surgissant des conflits et de la mémoire).
 
En général, on entreprend une démarche spirituelle de façon concertée, personnelle ; pourtant, être incarné c'est déjà être engagé dans une voie spirituelle, une tension entre « Je » et « Moi », qu'on le sache ou non : le corps ici est le lavoir où l'Esprit va laver sa lumière, en sachant qu'ultimement, il n'y a ni lavoir ni corps.

 
On évoque très souvent « la spiritualité » comme s'il s'agissait d'une discipline qu'on apprend ou enseigne, ou encore d'une haute spécialité...
 
Spiritualité, c'est seulement synonyme de totalité consciente, de globalité.  Si nous faisons de la spiritualité un autre type de séparation raffinée, avec un ciel exalté et une terre minimisée, ce n'est plus spirituel.  Dans la spiritualité, tout est là, ou ce n'est pas spirituel (c'est seulement alors une préparation).  La spiritualité n'est pas du côté de la séparation, mais, ce qui est autre chose, du côté de l'investigation, de la discrimination.  Il y a beaucoup de gens qui vivent une spiritualité désincarnée et qui très souvent sont possédés par leur propre corps et à leur insu : ils projettent sur un plan spiritualisant des tensions, des élans ou des manques qui sont du domaine le plus élémentaire qui soit et qu'ils ont voulu ignorer.  On voit cela très fréquemment à notre époque.  « Spiritualité » est sans doute un mot devenu à notre insu réducteur, car c'est de toute la vie dont il est question, la vie dans son essence la plus subtile, la plus pure, la vie dans sa liberté, dans sa spontanéité et sous toutes ses formes.
 
 
« Être vivant », est-ce si difficile ?
 
Un être humain incarné, on ne peut pas dire qu'il soit vraiment vivant.  Il est tout autant mort dans ses habitudes, dans ses jugements, dans ses idées toutes faites, dans ses déterminations héréditaires, dans les restes de son passé.  Dans le meilleur des cas, il est colporteur de la mort avec une flamme de vie.  La vie, elle, est liberté.  Quand on se sait au croisement de la vie et de la mort, on a déjà plus de chance d'être vivant.  Quand on se croit vivant, on est déjà mort.

 
À des fins thérapeutiques, mais aussi dans la vie courante, on entend beaucoup parler d'énergie, comme un trésor à acquérir ou à défendre.
 
Or l'énergie, c'est ce qui n'appartient à personne ! Lorsqu'on dit « mon énergie », « je tiens à garder mon énergie », c'est déjà une rupture.  Le problème en Occident consiste en cette substantialisation de l'énergie.  Or ce qui distingue l'énergie de la forme, c'est que l'énergie est une, totalement insaisissable et variable : elle se manifeste partout par le mouvement, l'instabilité, la non-fixation et, par définition, elle est ce qui dérange parce qu'elle déloge.  Pour « recevoir de l'énergie », il n'est pas d'autre possibilité que de se donner.  Toute tentative de « prendre de l'énergie » s'avère finalement un échec.  L'énergie, c'est le lien et ce lien est insaisissable ; c'est un pur vécu, une naissance et une mort à chaque instant reconduites et d'où sourd l'élan de vie...
 
 
Vous avez rappelé que la pensée occidentale fait une séparation entre corps et psyché, et il me semble que notre époque vit sous l'emprise de la psychologisation de tout, qu'elle est à la fois gavée de psychologie et oublieuse de l'âme.
 
Ce que nous appelons en Occident la psyché, ce sont les formes les plus subtiles dont nous sommes porteurs.  Nous sommes conscients d'un certain nombre de formes que nous recélons et inconscients des autres, mais de toute façon, les éléments qui colorent la psyché sont des concrétions inséparables du corps comme forme vécue, du corps comme forme de conscience.  Donc les mouvements émotionnels sont des mouvements tout simplement, et la psyché s'avère d'abord corporelle.  Bien sûr, certains lieux du corps jouent un rôle fondamental dans la psyché : le bassin, le centre de la poitrine (territoire affectif), la gorge (lieu de décision, de ce qui est dit ou gardé), le diaphragme (lieu mouvant où nous nourrissons les affects les plus archaïques comme les désirs, les peurs, et le mental qui donne forme...).  Au-dessus du diaphragme, ce qui émerge à la conscience, devient nôtre, se formule : les pulsations du sang, le respir, les mouvements de la pensée...  Ce sont des choix et des expressions directes de la personne, ce dont elle tire du « clair » à partir du « trouble ».  Il ne faut pas entendre ces termes « clair » et « trouble » comme des équivalents de « pur » et « impur » : il n'y a de clair que ce qui peut descendre pour se troubler, là aussi, il s'agit d'un flux constant qui tisse le corps vécu ou en suggère le mouvement par une expression consacrée qui désigne aussi l'union de l'homme et de la femme : « montée des nuages, descente des pluies ».
 
Pour revenir à la psyché, dont l'Occident a tiré la psychologie, et qui signifie d'abord « âme », on trouve chez ZHUANG ZI l'expression « la terrasse de l'âme » (Ling Dai) : c'est parmi tous nos repères formels l'appui par excellence, ce qui soutient : et le philosophe ajoute qu'on ne peut lui apporter aucune aide et qu'on en ignore la source.  C'est la source secrète sous-jacente à l'être.  Dans leurs jeux stratégiques les opposant aux Taoïstes, les adeptes du Chan sont allés plus loin et ont parlé du « sans appui », « vide d'appui ».  Mais cela revient au même : le mystère qui est sous toute forme, c'est ce qui la soutient et qui en est la source : et même minée de toutes parts, cette forme ne s'effondre pas.

 
À propos des émotions que la pensée chinoise antique traite comme des mouvements corporels, pourriez-vous montrer, par exemple, comment naît la haine et où elle mène ?
 
Il y a une expression dans le Chan qui fait image en parlant des gens qui n'ont aucune orientation intérieure : ce sont « les coeurs renversés », « les esprits renversés ».  La haine est la situation limite de ce que les anciens définissaient comme renversement du « mécanisme ».  À savoir : la vie a un cours, comme la conscience, la spontanéité ; mais la personne s'établit selon une orientation à contre-courant, s'opposant au flux de la vie qui la crée.  Dans la vision chinoise un peu plus physiologique, le courant de la vie en nous, naturellement, naît du passage de la nuit au jour, naît de l'aube, du printemps, du foie.  C'est l'élan.  Autant dire : le désir, le goût de la rencontre, le vert, l'amour sous toutes ses formes.  Tout cela désigne une ouverture, un intérêt pour « hors de soi ».  Mais quand ce mouvement de la vie, autrement dit du « foie », ce qu'on appelle le « bois » en énergétique chinoise, se retourne contre sa source, on dit que « le fils se retourne contre sa mère » et cela devient la rage.  Ce n'est pas la colère, c'est un désir de relation ou de communication qui se retourne contre soi, s'opposant à sa source : au sens propre du terme, c'est un mouvement contre nature.  Imaginez qu'on attende un matin et que, tout à coup, le temps régresse et que nous assistions terrorisés au retour du soleil vers minuit : c'est l'image de la haine.  Le soleil au-dessus de l'horizon appartient aussi à l'étymologie de l'un des deux caractères qui désignent « la vésicule biliaire », TAN.
 
La haine la percute doublement : elle épuise son essence vitale sur le plan du corps et elle détruit son pouvoir de « rectitude » sur le plan du souffle et du comportement.
 
Le désir de bonheur se renverse et s'intrique avec la peur de souffrir.  La haine est la force active qui maintient l'ego en tant que souffrance et problème à lui-même.  Voilà pourquoi ce n'est pas une petite affaire.  C'est une puissance active de maintien et d'intensification du désordre, au sens cosmique du terme.  En parlant ainsi de « coeur renversé », il ne s'agit pas d'une opposition entre bien et mal, il s'agit en fait d'un mouvement d'amour renversé qui, tôt ou tard, retrouvera son chemin naturel et qui, dans ce renversement, opère un récurage considérable.  Certains êtres en vivent la nécessité, tant ils sont retors et obstrués en eux-mêmes.  Mais aucun d'entre nous n'est finalement indemne de la haine.
 
 
Selon la tradition chinoise, qu'est-ce qu'un thérapeute ?
 
En chinois, les mots « soigner » et « gouverner » répondent au même caractère, ZHI.  Le thérapeute oriente : on ne vient pas pour dépendre de la direction d'un autre, mais on rencontre qui peut nous inspirer suffisamment pour nous donner la force, la motivation de nous réorganiser.  L'art des aiguilles, ou acupuncture, offre une précision dans cette réorganisation ; cela peut aussi passer par l'écoute d'un silence habité, d'un poème, d'une phrase.  Mais avant de proposer quelque chose à entendre, à comprendre, à intégrer dans le coeur et le corps, le médecin selon la tradition chinoise est d'abord celui qui écoute.  Ensuite peuvent venir la prise de pouls, les questions au patient, etc.
 
 
Pendant les stages que vous animez ainsi que dans le cursus proposé par l'École I.D.E.E.S.  que vous avez fondée en 1987, vous lisez en chinois et vous faites étudier et calligraphier des textes traditionnels, qui sont conçus eux-mêmes comme des exercices corporels.
 
Dans la démarche que je propose, je m'appuie sur ce que je crois avoir compris de la pédagogie chinoise de l'antiquité : dans celle-ci, la langue joue un très grand rôle.  Les mêmes mots sont utilisés pour la description du corps, pour la nature, l'univers et les états intérieurs les plus profonds : il n'y a pas séparation entre le corps, le vécu corporel, et l'énergie, le mouvement, l'esprit.
 
Ainsi, ces textes anciens de la Chine, qui sont toujours vivants dans l'esprit qu'ils portent, peuvent à tout moment - si on sait les « réveiller » - transmettre à notre propre esprit un sentiment immémorial, en dehors de toute question de lieu, de peuple et d'époque.  C'est une communication directe, de coeur à coeur.  Autrement dit, ces textes, c'est nous, maintenant, au plus essentiel et non pas une parole ancienne consignée quelque part.  Ils représentent une expression auditive et visuelle parce qu'ils sont écrits dans une langue autre, qui a le mérite d'être d'une extrême brièveté et d'une grande puissance de percussion.  Il n'est pas important de connaître ou non cette langue, mais bien de tenter de découvrir, de percevoir ce que véhiculent ces sons, ces vibrations.  En ce sens, ce sont des exercices corporels qui s'adressent à notre présence ici et maintenant.  Ce sont des JING, des directions actives de la conscience, au même titre que nos méridiens.
 
 
L'écoute est aussi un maître mot.  Mais cela ne signifie certainement pas retenir, garder pour soi...
 
Écouter, c'est ne s'arrêter sur rien, surtout pas à un mot précieux, chargé, idolâtré.  Qu'un mot soit habité, il brûle sur place.  Que le même mot ne soit pas habité, il devient lourd tout à coup, et faux.  Donc les mots ne nous donnent aucune garantie.  Et si le coeur n'est pas sincère, une formule même entendue et reconnue comme vraie devient fausse.
 
 
Une notion qui apparaît difficile à saisir pour nous Occidentaux, c'est bien celle qu'on traduit par « ne rien faire », la « non-intervention ».
 
En chinois, on utilise deux formules : WU WEI, qui veut dire « vide d'agir », « libre d'agir » ; et WEI WU WEI, qui veut dire agir non-agissant, ne pas entraver la Grande Action par les réactions.  C'est comme s'il y avait une prééminence de l'écoute, comme si on n'écoutait jamais assez : comme si, angoissé, on devait placer des actes, faire, agir pour se saisir à travers eux.  Dans ce cas-là, les actes sont des justifications destinées à confirmer que nous existons bien.  Dans l'écoute radicale, il y a non-savoir, il y a l'examen de tout savoir, de toute information, sachant que toute information est aussi ignorance instruite.  Rien n'a à se justifier, tout apparaît.  Donc l'écoute est plus vaste que tout ce qui peut être écouté.  C'est une invitation, par la Grande Porte, à l'état d'interrogation.  Quand on interroge, on ouvre vers « plus vaste ».  Lorsqu'on vit constamment cet état d'interrogation, on se laisse aborder par le mystère - ce qu'on appelle dans le taoïsme le secret, l'obscur, Xuan.  Il existe un verset qui dit : « Xuan Er You Xuan » (« dans le secret, un secret plus grand encore »).  C'est le contraire de l'élucidation et le coeur même de la lumière.  On retrouve ainsi la « nuit obscure » de Jean de la Croix, la « nescience » des mystiques rhénans.  C'est bien une intuition universelle, et ici ne comptent plus les distinctions entre christianisme, taoïsme ou bouddhisme.
 
Propos recueillis par Jacqueline Kelen
 
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Pour aller plus loin :
 
Dernier ouvrage de Jean-Marc Eyssalet :
Le secret de la maison des ancêtres aux éditions Guy Trédaniel
 
Institut I.D.E.E.S.
Institut de développement des Études en Énergétique et Sinologie
enseignement en trois ans de la pensée et de la médecine chinoises.
Renseignements
Petra Menzel, 3 rue de Tahiti, 75012 Paris, tél.  01.43.43.25.21, et Élisabeth Weber, 14 Parcs de Saint-Cloud, Route de Saint-Gilles, 30900 Nîmes, tél.  04.66.70.03.08.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                           

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